Un seul grand projet : Le bourgeonnement des mouvements sociaux en Italie
S’il fallait choisir une seule journée d’action pour représenter symboliquement le combat qui est actuellement mené en Italie contre l’austérité et le néolibéralisme, ce serait celle du 19 octobre 2013 – le jour du « soulèvement général » contre l’austérité. Ce jour-là, derrière une bannière proclamant « Un seul grand projet : un revenu et un toit pour tout le monde ! », pas moins de 100.000 personnes sont descendues dans les rues de Rome dans ce qu’on pourrait considérer comme l’une des manifestations les plus suivies des mouvements sociaux italiens depuis le début de la crise économique en 2007.
La manifestation clôturait une semaine de luttes structurées autour de quatre événements nationaux. Le premier était la journée de protestations du 12 octobre contre les dévastations environnementales causées par le capitalisme. Le second était la grève européenne du 15 octobre lancé durant le « Hub meeting » de Barcelone (rencontre de mouvements sociaux contre l’austérité). Le troisième événement a eu lieu le 18 octobre avec la grève générale appelée par les syndicats de base et la manifestation qui a eu lieu à Rome, tandis qu’un certain nombre de marches avaient lieu un peu partout dans le pays. Enfin, le dernier jour a vu la manifestation nationale contre l’austérité à Rome, le 19 octobre.
Le programme avait été décidé et popularisé par la « Rete abitare nella crisi » (Réseau habiter en temps de crise), un réseau de mouvements d’actions pour le logement – qui avait travaillé avec beaucoup de mouvements de base et de groupes autonomes comme les mouvements étudiants, les syndicats de base, les travailleurs précaires et les migrants. Une série d’assemblées avait été organisée par le mouvement No-TAV dans le Val de Susa (mouvement écologiste contre la construction d’une ligne de train à grande vitesse, NdT) pendant l’été 2013. Le but de la semaine de luttes organisée en octobre était de rassembler au cours de quelques événements nationaux tous les mouvements de base et les groupes locaux qui travaillent tous les jours dans leur quartiers pour s’opposer et résister à l’offensive néolibérale destinée à faire payer la crise du capitalisme aux travailleurs et aux classe subalternes. La manifestation du 19 octobre voulait surtout mettre en évidence l’urgence de la question du logement qui touche de plus en plus de familles à bas revenus en Italie.
L’urgence de la crise du logement en Italie
Quelques chiffres peuvent illustrer l’ampleur de cette urgence. En 2013, 68.000 familles ont du quitter leur maison parce qu’elles n’avaient pas payé les traites dans les temps. En 2007, le nombre de familles dans la même situation était de 33.500. Cela signifie que depuis le début de la crise, le nombre de familles menacées d’expulsion a doublé. Ce qui rend cette situation encore plus difficile, c’est qu’en Italie, pour 30 à 40.000 logements sociaux disponibles, il y a 650.000 demandes pour les occuper. Si on transpose ces chiffres dans une ville comme Milan, cela signifie que pour 20.000 personnes qui demandent chaque année à occuper un logement social, seulement 700 familles pourront éventuellement bénéficier de ce service.
On peut facilement comprendre les raisons qui se trouvent derrière cette urgence si on tient compte du fait que 90% des personnes qui sont expulsées parce qu’elles n’ont pas pu payer leurs traites sont dans cette situation soit parce qu’elles ont récemment perdu leur emploi, soit parce que leur salaire est trop bas. En d’autres termes, on peut dire que la crise du logement en Italie est la conséquence de l’augmentation de la pauvreté qui touche la classe des bas revenus. La pauvreté est aussi devenue une réalité pour pas mal de familles qui se considéraient, avant la crise, comme faisant partie de la classe moyenne. Selon une récente étude de l’INPS (Institut italien de sécurité sociale) sur la « cohésion sociale », 14,3 millions de personnes vivaient en dessous du seuil de pauvreté en 2012 (soit 23,8% de la population italienne). Le rapport de l’INPS révèle aussi que le taux de pauvreté augmente particulièrement dans les régions les plus « riches » du nord, là où ont eu lieu la majorité des pertes d’emplois.
Une augmentation du chômage a également été confirmée par l’ISAT (Institut italien de statistique) qui a enregistré un taux de chômage de 12,4% pendant les six premiers mois de 2013, contre une moyenne de 10,7% en 2012. La diminution des emplois est en train de frapper une société au sein de laquelle ceux qui ont encore un emploi voient leur pouvoir d’achat diminuer depuis plusieurs années. Selon une étude de l’ACOD (association de défense et d’orientation des consommateurs), le coût de la vie en Italie dévore 72% du salaire moyen italien, alors que cette moyenne est de 50,1% en Europe.
Le succès du 19 octobre
Dans un tel contexte d’urgence sociale, la manifestation du 19 octobre a été un succès et ce, principalement pour deux raisons. La première raison (et certainement la principale) est le nombre de personnes qui sont descendues dans les rues de Rome ce jour-là. Pas moins de 100.000 personnes ont marché ensemble dans le centre de la Capitale, un résultat qui a dépassé les prévisions les plus optimistes. La veille même de la manifestation, il y a eu une tentative pour la criminaliser en prédisant un taux important de risques de clashs violents et hors de contrôle entre la police, la foule et des éventuels hooligans ou « black blocks », qui devaient infiltrer la manifestation et dévaster la ville. Les images récentes des affrontements qui avaient eu lieu à Rome le 15 octobre étaient encore fraîches dans la tête des gens et les grands médias les ont délibérément exploitées. C’est pour cette raison que l’ampleur de la participation à la manifestation est d’autant plus impressionnant, surtout si on tient compte du fait que ni les partis parlementaires de centre-gauche, ni les grands syndicats n’ont mobilisé pour cette marche, ni ne l’ont soutenue d’ailleurs.
Cet aspect nous amène à la seconde raison importante du succès de la manifestation du 19 octobre, c’est-à-dire la composition sociale et politique de la marche. Pour la première fois depuis des années, des mouvements de base et des groupes politiques radicaux ont été capables de se rassembler dans la rue, avec des gens de toutes les catégories sociales, y compris ceux faisant partie des couches à bas revenus. De fait, les acteurs de cette journée étaient ceux qui se battent tous les jours de manière autonome et par en bas contre les conséquences du néolibéralisme dans leurs quartiers et sur leurs lieux de travail.
Dans les rues de Rome, les militants anti-TAV du Val de Susa se sont joints au mouvement des squatters d’un grand nombre de villes italiennes. Ensemble, ils ont mis en évidence le contraste entre la dépense de 26 milliards d’euros (d’argent public) dépensés pour construire une ligne de train qui déstabilise des communautés entières et ce que cela apportera réellement aux personnes ayant un bas revenu bas dans cette région, alors qu’en même temps l’Etat refuse de mettre en place un plan d’urgence pour régler la crise du logement.
Dans ces mêmes rues romaines, les travailleurs précaires du secteur logistique (qui ont mené ces dernières années une lutte acharnée pour de meilleures conditions de travail en Italie) et les chômeurs ont marché de front avec les migrants, tous réclamant du boulot, de meilleurs droits sociaux et un salaire minimum.
L’unité politique et la solidarité exprimées par les participants à la manifestation du 19 octobre ne se limitaient pas à l’expression d’un discours, elles étaient également réelles dans la pratique. Cela s’est bien vu dans la manière dont les manifestants ont réussi à résister aux tentatives de la police de transformer cette marche pacifique en une manifestation violente après qu’il y ait eu quelques heurts devant le ministère de l’économie. Après avoir repoussé ces tentatives, les mouvements se sont unis pour réclamer la libération des six militants qui avaient été arrêtés durant les confrontations, et ce jusqu’à ce que cette libération ait bien lieu le lundi suivant. En d’autres termes, la manifestation du 19 octobre a montré qu’il y a en Italie des mouvements radicaux de la base et qu’ils sont capables de mobiliser ensemble les classes travailleuses et à bas revenu, non pas seulement contre l’ennemi commun, le néolibéralisme, mais qu’ils sont aussi capables de partager des pratiques et d’éventuellement développer un projet politique radical qui leur soit commun.
Après le « soulèvement général »
Les mois qui ont suivi ce « soulèvement général » semblent confirmer que ce qui s’annonçait avec ces journées était un véritable pas concret en avant et pas juste un moment intemporel. Les mouvements qui ont porté la manifestation du 19 octobre ont partagé ce moment et ont été capables d’organiser et de soutenir d’autres journées de manifestations nationales importantes autour des questions du logement, de la défense du bien commun et de la lutte contre la précarité. D’abord à Florence, ensuite au Val de Susa, puis à Naples, ensuite à Bologne et enfin de nouveau à Rome.
Plus tard dans l’année, les protestations autonomes des travailleurs du transport public se sont d’abord développée en décembre à Gènes et à Florence et plus récemment dans pas mal d’autres villes comme Rome, Naples et Turin, créant l’opportunité d’élargir l’enjeu politique et la composition sociale du mouvement du 19 octobre. Derrière la résistance des travailleurs du transport public, on trouve l’échec de la négociation pour le renouvellement des conventions collectives de travail au niveau du secteur public et national ainsi que la tentative de privatiser les transports publics un peu partout dans le pays. Dans ce contexte, on a clairement vu à quel point les syndicats traditionnels ont perdu la confiance des travailleurs et à quel point leurs tentatives pour empêcher qu’il y ait de nouvelles formes de manifestations radicales ont échoué.
Au contraire, les travailleurs ont commencé une vague de grèves massives qui ont bloqué des villes entières pendant plusieurs jours et ont posé les prémisses pour une rencontre fructueuse entre les mouvements du 19 octobre et les travailleurs des transports publics (un secteur traditionnel de la classe ouvrière qui restait dans l’ombre lors des protestations précédentes qui ont eu lieu en Italie). Les premiers résultats positifs de cette rencontre se sont vus à Rome le 20 décembre. Ce jour-là, des milliers de personnes ont rejoint une mobilisation organisée conjointement avec les travailleurs et les usagers du système de transports publics romain, et cela pour protester contre la privatisation des services locaux et en défense du droit à la mobilité.
Ce à quoi nous avons assisté jusqu’à maintenant n’est potentiellement que le début de mobilisations plus radicales qui pourraient se développer pendant les prochains mois. L’accord temporaire qui a mené aux luttes de Gènes et de Florence devra être rediscuté en ce début de 2014. Entre temps, les travailleurs du transport public sont en train d’organiser une grande manifestation nationale qui devrait drainer des délégations de travailleurs de tous le pays et les amener à Rome pendant la même période. En même temps, ils ont déjà planifié une série de grèves locales pendant le mois de janvier.
Par ailleurs, la lutte des travailleurs de la logistique est toujours en cours de construction. Des protestations comme les campagnes de boycott et les sit-in ont commencé pendant la période de Noël et sont toujours en cours, en particulier dans le nord-est du pays. Enfin, la crise du logement a empiré ces dernières semaines. Le gouvernement vient de promulguer un décret sur le sujet qui, aux dires mêmes des quotidiens liés à l’industrie italienne, contribuera à une aggravation de la crise. Face aux demandes de 250.000 familles, le gouvernement a décidé de ne répondre qu’à 1.000 demandes. Le mouvement pour le logement a appelé à une semaine de luttes entre le 15 et le 22 janvier.
Tout semble suggérer que les semaines et les mois qui ont vu s’organiser le mouvement autour du slogan « Un seul grand projet : un revenu et un toit pour tout le monde » ont fait naître une idée que les mouvements sociaux italiens vont encore faire résonner dans les rues du pays.
Alfredo Mazzamauro est docteur en Histoire à l’Institut Universitaire Européen de Florence.
Traduction française pour Avanti4.be : Sylvia Nerina
source: Roarmag.org
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