La sale guerre (de retour)
A tous ceux qui sont déjà en train de saturer les réseaux sociaux de condoléances, prêts à s’enrôler dans la nouvelle guerre de civilisation contre l’Islam (à droite) ou en faveur de la pareillement insupportable profession de foi en faveur de la liberté d’expression (à gauche), nous aimerions rappeler une banalité : il n’y a pas de liberté sans pouvoir effectif de transformer l’existant, le reste n’est que verbiage. En ce moment, c’est surtout un raisonnement à froid, détaché et intelligent dont on a grandement besoin.
Le plus insupportable sera d’assister aux manifestations et aux prises de position au cours desquelles les porte-drapeaux de l’ironie libérale défileront main dans la main avec lepénistes et supporters gauche-chic de Hollande. De bien moches compagnons de route. Alors que la droite se délecte d’identités perdues et fantasmées, la gauche brille par son cynisme postmoderne de la distance et de l’ironie qui ne s’engage pas. Ironie parfaitement fonctionnelle (nous nous en apercevons ces jours-ci) quant au renforcement du status quo libéral et capitaliste. Les premiers travaillent à la création d’un ennemi imaginaire, les autres à une éthique du désengagement et d’une adhésion au capitalisme tardif de la liberté-dans-la-consommation (surtout culturelle, ça va sans dire [2]).
Pour éviter tout malentendu et pour tenter de poursuivre une réflexion difficile et dérangeante, nous le disons : nous sommes écœurés par ce qui s’est passé ! Nous sommes à des années-lumière d’actes de cette teneur ! Nous ne croyons pas qu’ils représentent ou puissent être utiles aux causes et intérêts des populations qui ont payé et continuent à payer les effets des politiques impérialistes scélérates. Nous voilà acquittés de notre devoir, nous avons montré patte blanche – mais nous rendons nous compte à quel point il est humiliant et surréaliste de devoir faire ces préambules ? Etre obligés a priori de prendre position en faveur de la civilisation occidentale, sous peine d’être mis au banc des accusés, est déjà en soi la preuve de l’uniformité du discours occidental. Discours dans lequel la satire « islamophobe- libertaire » est complètement homologuée – reprenons le fil…
Durant les 20, 25 dernières années, l’Occident euro-atlantiste a effectué directement ou déclenché à distance guerres et conflits inter-confessionnels et inter-ethniques afin de maintenir sa propre domination géostratégique sur des territoires principalement de foi musulmane. Il ne s’agit pas de justifier un massacre qui n’a de sens que pour ceux qui l’ont accompli et ceux qui veulent attiser de nouveaux affrontements de civilisation. Mais il reste toute même inévitable et obligatoire de se demander combien de morts ont produit ces 30 années d’intrusion euro-américaine au Moyen-Orient. Intrusions qui, structurellement et selon le besoin, ont utilisé et favorisé, ou au contraire puni et combattu, un islam politico-militant, qui lui-même s’est toujours transformé, fragmenté, réuni et recomposé au gré des alliances et des intérêts qui étaient et sont encore en jeu.
Les services secrets et les états-majeurs des Etats-Unis, de la Grande Bretagne, de la France, de l’Allemagne, de l’Italie n’ont jamais cessé de jouer, de manière (ir)responsable, avec des pantins qui depuis longtemps contre-utilisent à leur tour ceux qui les financent et les soutiennent quand ça les arrange. Pensons à ce qui s’est passé en Lybie, au Mali, en Syrie et aujourd’hui aux portes de Kobane avec l’ISIS, commanditaire politique de ce massacre stupide et inutile. Aujourd’hui un peu de cette sale guerre dissimulée revient chez elle, avec les intérêts. Et comme souvent, elle ne prend pas les formes claires et politiquement légitimes d’autrefois, mais la physionomie délirante et mortifère d’un monde sur le bord de l’implosion systémique. La merde que nous exportons ailleurs nous éclabousse en retour. Paradoxalement le cui bono [3] de ce geste fait les intérêts des apologistes du choc des civilisations, non seulement les Salvini [4], les Le Pen et respectivement les disciples du nouveau Califat, mais également des Etats-Unis. Ces derniers, de loin, riant sous cape, pourront se complaire d’avoir réussi en quelque sorte à décharger sur l’Europe non seulement la crise économique mais également les effets les plus néfastes de cette « guerre contre le terrorisme » dont ils sont les principaux initiateurs.
Pour finir, encore quelques paroles sur la satire et la tant déclamée liberté d’expression. Depuis 2001, Charlie Hebdo a construit son fonds de commerce sur la névrose islamophobe dont les principaux vecteurs sont les barbus, les femmes voilées et autres ennemis imaginaires. De notre point de vue, la raison d’être de la satire est de déranger ceux qui commandent. S’exprimer ironiquement dans une vignette n’exempte pas d’un jugement de valeur sur le message véhiculé. Pointer du doigt les groupes minoritaires discriminés à cause de responsabilités historiques précises, n’équivaut pas à critiquer et railler le pouvoir religieux et culturel hégémonique de son propre pays. En France, la prétendue question de « l’ennemi intérieur », désormais omniprésente en Europe, se façonne autour et sur l’omission du passé coloniale. C’est pour cela qu’il n’y a pas de liberté abstraite qui tienne, et que Charlie Hebdo, d’hebdomadaire désacralisant, est devenu un magazine qui faisait horreur à quelques uns de ses anciens collaborateurs. En somme, avec toute l’empathie que l’on peut avoir pour les victimes, nous ne sommes pas Charlie Hebdo , qui est devenu un bien piètre journal.
La facilité avec laquelle on opère le rapprochement entre l’auteur d’un geste criminel et son groupe social est le test révélateur d’une hiérarchie des groupes sociaux. Lorsqu’un musulman tire, c’est tout l’Islam qui en est responsable, lorsqu’un noir commet un vol à main armée, c’est toute la race qui est présumée coupable (comme le démontre le nombre d’assassinats de jeunes noirs par la police aux Etats-Unis). Lorsqu’en revanche c’est un intégriste catholique qui massacre des dizaines de jeunes au nom de la défense de l’Europe judéo-chrétienne, comme c’est arrivé à Utoya en Norvège, l’épisode est dépolitisé et relégué dans le champ psychiatrique.
Le foutoir général ne peut que produire ces monstres (d’un côté comme de l’autre), nous devons en être conscients. La seule réponse possible non homologuée est de nous chercher et de construire des rapports de force en capacité d’imposer notre terrain sans se faire traîner dans ceux d’autrui, si visqueux. Et ce en refusant l’appel à l’enrôlement, au prix d’apparaître impopulaire aujourd’hui, pour éviter d’ultérieures catastrophes demain.
Source: Paris-Luttes
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